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joueurs, les parties simultanées. Dans une page bien connue de son livre sur
l'Intelligence, Taine a analysé cette aptitude, d'après les indications fournies
par un de ses amis 2. Il y aurait là, selon lui, une mémoire purement visuelle.
Le joueur apercevrait sans cesse, comme dans un miroir intérieur, l'image de
chacun des échiquiers avec ses pièces, telle qu'elle se présente au dernier coup
joué.
Or, de l'enquête faite par M. Binet auprès d'un certain nombre de « joueurs
sans voir » une conclusion bien nette paraît se dégager : c'est que l'image de
l'échiquier avec ses pièces ne s'offre pas à la mémoire telle quelle, « comme
dans un miroir », mais qu'elle exige à tout instant, de la part du joueur, un
effort de reconstitution. Quel est cet effort ? Quels sont les éléments
effectivement présents à la mémoire ? C'est ici que l'enquête a donné des
résultats inattendus. Les joueurs consultés s'accordent d'abord à déclarer que
la vision mentale des pièces elles-mêmes leur serait plus nuisible qu'utile : ce
qu'ils retiennent et se représentent de chaque pièce, ce n'est pas son aspect
extérieur, mais sa puissance, sa portée et sa valeur, enfin sa fonction. Un fou
n'est pas un morceau de bois de forme plus ou moins bizarre : c'est une « force
oblique ». La tour est une certaine puissance de « marcher en ligne droite », le
cavalier « une pièce qui équivaut à peu près à trois pions et qui se meut selon
une loi toute particulière », etc. Voilà pour les pièces. Voici maintenant pour
la partie. Ce qui est présent à l'esprit du joueur, c'est une composition de
forces, ou mieux une relation entre puissances alliées ou hostiles. Le joueur
refait mentalement l'histoire de la partie depuis le début. Il reconstitue les
événements successifs qui ont amené la situation actuelle. Il obtient ainsi une
représentation du tout qui lui permet, à un moment quelconque, de visualiser
les éléments. Cette représentation abstraite est d'ailleurs une. Elle implique
une pénétration réciproque de tous les éléments les uns dans les autres. Ce qui
le prouve, c'est que chaque partie apparaît au joueur avec une physionomie qui
lui est propre. Elle lui donne une impression sui generis. « Je la saisis comme
le musicien saisit dans son ensemble un accord », dit un des personnages
consultés. Et c'est justement cette différence de physionomie qui permet de
retenir plusieurs parties sans les confondre entre elles. Donc, ici encore, il y a
un schéma représentatif du tout, et ce schéma n'est ni un extrait, ni un résumé.
Il est aussi complet que le sera l'image une fois ressuscitée, mais il contient à
1
BINET, Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs, Paris, 1894.
2
TAINE, De l'intelligence, Paris, 1870, t. I, p. 81 et suiv.
Henri Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences. (1919) 90
l'état d'implication réciproque ce que l'image développera en parties exté-
rieures les unes aux autres.
Analysez votre effort quand vous évoquez avec peine un souvenir simple.
Vous partez d'une représentation où vous sentez que sont donnés l'un dans
l'autre des éléments dynamiques très différents. Cette implication réciproque,
et par conséquent cette complication intérieure, est chose si nécessaire, elle est
si bien l'essentiel de la représentation schématique, que le schème pourra, si
l'image à évoquer est simple, être beaucoup moins simple qu'elle. Je n'irai pas
bien loin pour en trouver un exemple. Il y a quelque temps, jetant sur le papier
le plan du présent article et arrêtant la liste des travaux à consulter, je voulus
inscrire le nom de Prendergast, l'auteur dont je citais tout à l'heure la méthode
intuitive et dont j'avais lu autrefois les publications parmi beaucoup d'autres
sur la mémoire. Mais je ne pouvais ni retrouver ce nom, ni me rappeler
l'ouvrage où je l'avais d'abord vu cité. J'ai noté les phases du travail par lequel
j'essayai d'évoquer le nom récalcitrant. Je partis de l'impression générale qui
m'en était restée. C'était une impression d'étrangeté, mais non pas d'étrangeté
indéterminée. Il y avait comme une note dominante de barbarie, de rapine, le
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